Vous pourriez être cette personne

Vous pourriez être cette personne

VOUS POURRIEZ-ÊTRE PROFESSEUR DE LATIN

Incompréhensible. Ce que vous raconte cette personne, en face de vous, est tout simplement incompréhensible. Et pourtant, vous avez tous les documents, il ne manque rien, vous avez un dossier complet, avec l’intégralité de ce qui vous a été demandé il y a de cela plusieurs semaines, mais rien n’y fait, l’employé en face de vous refuse de vous délivrer le précieux document administratif dont vous avez désespérément besoin. Pourquoi ? Aucune idée, puisque cette personne peu agréable se plaît à vous citer une interminable liste de dossiers, de chiffres… Bref, pour vous, c’est du latin. Et vous n’avez pas fait de latin lorsque vous étiez au collège. Mais arrêtez donc de vous plaindre, et dites-vous que les choses pourraient être pires. Après tout, vous pourriez, justement, être professeur de latin.

Sachez-le, si vous êtes professeur de latin, alors vous êtes une espèce en voie de disparition. Ce n’est pas nous qui le disons, mais un article du Parisien daté de l’année dernière : “au Capes, le concours par lequel sont recrutés les futurs enseignants de collège et de lycée, 70 % des postes ouverts par le ministère en lettres classiques restent vacants, faute de candidats. Ce désamour ne date pas d'hier. Alors que 100 % des 170 postes ouverts étaient pourvus en 2010, ils n'étaient plus que 75 en 2012, 89 l'an dernier, et 68 aujourd'hui, pour 230 emplois proposés”. Pendant des années, le vivier d'élèves choisissant d'étudier une ou même deux langues anciennes a diminué sous l'effet des horaires dissuasifs (pendant l'heure du déjeuner ou le mercredi après-midi) et des incompatibilités d'options.

Des chiffres qui font froid dans le dos.

Des chiffres auxquels vous pouvez ajouter des économies régulières effectuées sur votre dos, comme ce fut le cas en 2010. Cette année-là, le jury du Capes de lettres classiques démissionne pour dénoncer un concours moins exigeant. En cause, la refonte de la formation des professeurs et les concours qui ont été remaniés et ramenés à deux épreuves écrites et deux épreuves orales pour permettre quelques économies d'organisation. Comme le rapportait Le Figaro à l’époque : “Quid, donc, de ces professeurs qui seront amenés à enseigner trois disciplines, le français, le latin et le grec ? Ils seront sélectionnés, non plus sur une version latine et une version grecque, mais sur une épreuve mêlant les deux et comprenant également des questions de civilisation. À l'oral, exit le commentaire des pages d'Homère, de Plutarque ou de Catulle ; les candidats se verront interrogés dans le cadre d'une épreuve de commentaire d'un dossier pédagogique comprenant également la question d'éthique sur « Agir en fonctionnaire »”. Des changements qui n’ont évidemment pas manqué de faire hurler la profession.

Mais au fait, comment devient-on une espèce en voie de disparition ? Un prof de lettres classiques enseigne essentiellement le français (voire uniquement cela). Selon les établissements et le nombre d'élèves inscrits en latin, il peut avoir jusqu’à cinq ou six heures de langues anciennes, tout le reste en français. Personne n'est exclusivement professeur de latin, on est professeur de français avant tout. C'est dans le supérieur (université et classes préparatoires) qu'on peut enseigner essentiellement du latin ou du grec, principalement si l'on est agrégé et docteur. Il y a donc bien des professeurs de latin au sens propre, mais dans le supérieur. En lettres classiques, il faut bien entendu faire aussi du grec et avoir le niveau demandé dans les trois disciplines : français, latin, grec. Dans la pratique les situations

sont variables, dépendent des nécessités du service et des politiques éducatives envers le latin et le grec. Bref, notez bien que le professeur de latin se doit de parler également le grec, et donc, forcément, le français. Trois langues.

Et dire que vous galérez avec vos trois mots d’anglais.

Et le salaire dans tout cela ? Les 845 000 professeurs – qui enseignent à 12 millions d'élèves du primaire et du secondaire – gagnent en moyenne 2 469 euros net par mois, selon les chiffres dévoilés en mai 2014 par l'Education nationale. Cette rémunération est inférieure de 35 % à celle d'un cadre non enseignant de la fonction publique. De plus, en début de carrière, un enseignant pouvait, il y a 30 ans, toucher deux fois le SMIC : c’est seulement 1,3 fois le SMIC aujourd’hui.

Résumons donc : mal considéré par votre hiérarchie, vous souffrez d’un moral, d’un salaire, et d’un nombre d’élèves en baisse. Et justement, les élèves dans tout cela, qu’en pensent-ils ? L'étude du latin s'était stabilisée autour de 20% d'élèves au début des années 2000, mais est en baisse depuis 2006. Ils ne sont plus que 15% à continuer cette matière en troisième, et ils sont à peine 4% à passer l'épreuve au baccalauréat. Voilà.

Alors, arrêtez de vous plaindre.

Vous pourriez être professeur de latin.

Ou plutôt : Fortasse et nunc professor linguae Latinae.

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