VERBICRUCISTE
Il y a des jours comme ça, où on se lève du pied gauche, où on aime se plaindre de tout, à tort ou à raison. Mais il existe, tout autour de nous, des gens qui exercent des métiers du quotidien, des emplois difficiles, sans même que vous en ayez conscience. Comme verbicruciste. Le nom du métier des gens qui fabriquent les mots croisés pour occuper vos trajets en métro et vos après-midi sur la plage.
Tout d’abord, une petite précision : non, nous ne nous sommes pas trompé dans l’énoncé de cet article. Si le mot “cruciverbiste” est connu du grand public (il s’agit de celles et ceux qui pratiquent les mots croisés), le terme de “verbicruciste”, en l’occurrence, désigne celles et ceux qui les fabriquent. Oui, c’est un vrai métier, et malheureusement, un métier en voie de disparition, puisque l’expertise humaine est de plus en plus fréquemment remplacée par des robots, des logiciels, qui font le boulot rapidement et gratuitement. Mais avant cette disparition programmée, parlons un peu de ce beau mais pas simple métier qu’est le boulot de verbicruciste.
L’art des mots croisés ne date pas d’hier. Si auparavant, on parlait de mots carrés (des grilles et des colonnes dépourvues de carrés noirs), c’est au début du siècle dernier qu’un anglais du nom d’Arthur Wynne imagine les mots croisés tel que nous les connaissons et les pratiquons aujourd’hui. L’apparition des petits carrés noirs permet de varier les combinaisons possibles, et donc de développer la pratique. Ainsi, le 21 décembre 1913 est publiée dans le supplément du New York World (appelé Fun) la première grille imaginée par Wynne. Il faudra encore attendre quelques années pour les voir apparaître chez nous : c’est le 9 novembre 1924, dans l’hebdomadaire Dimanche Illustré, qu’est proposée pour la première fois une grille de mots croisés, à l’époque nommée Mosaïque Mystérieuse. Un phénomène est en marche, et rien ne saura l’arrêter, pas même la Seconde Guerre Mondiale ou les exceptions linguistiques (pour la petite anecdote, les mots courts de moins de trois lettres sont seulement tolérés dans les mots croisés francophones).
Mais alors, comment devenir verbicruciste ? Et bien par hasard. En effet, il n’existe aucune école et aucun parcours prédéfini. Il faut évidemment aimer les mots, jouer avec eux, et faire preuve de finesse, mais pour le reste, c’est à vous de trouver vos offres d’emploi payées, en démarchant par exemple les magazines spécialisés. Et là, n’espérez pas gagner des fortunes. Bertrand Ducamp est verbicruciste, et en 2012, il témoignait sur le site Le Plus : “Je me suis entraîné tout seul, et j’ai décidé de me lancer. J’ai commencé à faire des grilles de mots croisés en 1995. À l’époque, cela marchait plutôt bien, je faisais des grilles pour une vingtaine de journaux, et je les vendais 450 francs l’une. Le problème, c’est qu’il existe des robots qui sortent des grilles toutes faites, et ils sont de plus en plus utilisés. Dans ces conditions, ce n’est pas facile du tout d’avoir un emploi. D’ailleurs, le prix-même de la grille a beaucoup diminué : aujourd’hui, il est environ de 30 euros. C’est dommage, parce que les robots font souvent un travail médiocre. Ils finissent par sortir des grilles qui se ressemblent toutes, et ne peuvent pas moduler le niveau de difficulté des mots. Mais ils coûtent moins cher que des êtres humains”.
Toujours motivé(e) ? Alors attendez un peu de savoir combien de temps vous mettrez à fabriquer une grille.
Tout d’abord, il faut réfléchir à la potence. Selon le dictionnaire Larousse, une potence est un “assemblage de charpente comportant un poteau, un ou deux liens obliques et un chapeau, qui sert à soulager une poutre de longue portée. Support, généralement mural, composé d'une équerre et d'une jambe de force”. La potence sera donc la base de votre grille, ce qui soutiendra le tout. La potence, c’est donc la première définition horizontale et la première définition verticale. Indispensable pour ensuite fabriquer tout ce qui viendra par la suite. Notez bien qu’en tout, pour créer une grille de A à Z, il vous faudra six heures : trouver les mots qui se mélangent, la bonne définition, etc. Il vous faudra donc aimer les mots. Beaucoup. Passionnément. Et ne pas trop espérer gagner votre vie avec. En effet, à environ 50 euros la grille, et en mettant environ six heures pour en faire une parfaite, difficile de faire fortune.
Mais ce n’est pas tout…
Vous cherchez la gloire, vous désirez devenir le meilleur du meilleur et vous la raconter dans les clubs toute la nuit, vous vanter jusqu’à la fin de vos jours d’être le plus grand verbicruciste ? Bonne chance. En effet, à de très rares exceptions près, comme Michel Laclos (l’une des stars de la profession), Marc Aussitôt dans Télérama ou encore Alain Dag’naud dans Le Canard enchaîné, vos créations ne seront pas signées. Désolé.
Résumons : un métier en voie de disparition, pas ou peu de débouchés, des grilles payées une misère, et même pas la possibilité de jouir d’une célébrité pourtant méritée. Donc, arrêtez de bouder, et souriez, car cela pourrait être pire : vous pourriez être verbicruciste.