Taxi ! (partie 4)
Côté conducteur, rien à signaler. Un sapin rose pendait sur le rétro, la poussière recouvrait le sol, une petite peluche représentant un petit éléphant bleu se cachait derrière le volant. Côté passager, paquet de mouchoirs, pastilles à la menthe et tickets de caisse en tous genres habillaient le pare-brise. Sans se soucier de ce que pourraient penser les passants de son attitude, Axel se rapprocha un peu plus de la vitre pour tenter de distinguer la liste des produits achetés par le père d’Hélène, dont il était désormais certain qu’il était le propriétaire du véhicule. Il ne savait pas vraiment à quoi il s’attendait en lisant ces notes chiffonnées, mais il ne s’attendait certainement pas à ça. Shampoing, jambon, yaourts, les notes sur lesquelles il s’était imaginé trouver des indices étaient celles de monsieur et madame tout le monde. Il abandonna la piste et passa aux sièges passagers. Une bouteille d’eau jonchait le sol, un journal habillait le siège gauche, le reflet d’un néon sur un CD négligemment posé sur le siège droit le fit reculer et grimacer. La main sur le front en guise de visière, il se pencha de nouveau vers la vitre et observa cet objet passé de plus près.
Sur le cercle brillant était inscrite une phrase. Sûrement le nom d’un album qu’on aurait gravé se dit-il. Mais il insista. Ici pas de jazz, de rock ou de variété, mais des photos. « Photos Hélène Axel 1973 ». L’enquêteur d’un jour fit un bond en arrière. Il se pencha une nouvelle fois pour vérifier si ce qu’il venait de lire était bien réel. C’était bien réel. Il regarda Hélène. Elle le fixait. Elle avait redouté ce moment autant qu’elle l’avait attendu. L’air abasourdi d’Axel lui indiquait que son voyage sur le trottoir d’en face avait été fructueux. Elle ne voyait pas comment son chauffeur pouvait avoir découvert la vérité. Sa vérité, mais aussi celle d’Axel, avec lequel elle avait maintenant peur d’échanger plus qu’un regard. Si les mots étaient sa spécialité, il était plus difficile de les faire sortir de sa bouche lorsque ceux-là la concernaient, enfermaient situations et sentiments réels, personnels et intimes. Elle était orthophoniste, pas psychologue, et encore moins pour elle-même. Mais c’était trop tard, elle avait commencé à jouer, il fallait finir la partie.
Le troisième et dernier flash info de la radio coupa le fil de ses pensées. Il était minuit. « Nous sommes toujours sans nouvelles de la disparue de Belleville. Elle a été aperçue pour la dernière fois il y a deux jours, dans une voiture rouge, dans le 20ème arrondissement de Paris. 1M75, 60 kg, yeux gris, cheveux châtain clair, elle porte un long manteau gris et un bonnet beige ou jaune, elle est décrite comme une femme sans histoires mais marginale et impulsive ». Elle sourit. Ca lui ressemblait bien, même si elle était différente de celle que sa mère avait pu côtoyer durant ces quelques quarante années. Elle n’avait jamais réussi à être elle-même auprès de celle qui l’avait faite. Parce qu’il lui manquait une moitié d’elle, parce qu’elle lui en voulait, parce que quarante années de vie commune n’avaient jamais réussi à effacer cette distance qui les séparait. Le secret était trop gros, l’histoire trop moche, l’amour trop fort.
Voir Hélène sourire mis Axel en colère. Il traversa la route pour la rejoindre. Il pleuvait. L’embouteillage qui bloquait la rue s’était dissipé et laissait les routards nocturnes rouler à leur guise. Les feux passaient au rouge, au vert, à l’orange. Les gouttes de pluie battaient le rythme sur les pare-brise, le sol, les gens. Capuches et parapluies étaient de sortie. L’histoire d’Axel et Hélène aussi. « Tu vas m’expliquer ce qu’il se passe ! » cria le chauffeur de taxi à sa passagère. Il faisait des allers-retours sur le trottoir, levait la tête, la baissait, soufflait. Hélène attendit qu’il se calme pour répondre. C’était la première fois qu’il la tutoyait depuis qu’elle était entrée dans sa voiture. Parce qu’il était énervé, sûrement. Parce que les liens peuvent parfois se dessiner en un rien de temps. Pour ces deux-là, il avait fallu trois heures. Trois heures de questions, trois heures d’excitation, trois heures de craintes. « Axel, calme-toi. » « Tu m’appelles Axel maintenant ? Je suis juste un type qui a accepté de prendre une folle dans son taxi, on ne se connaît pas, on ne… » « Une folle ? Moi une folle ? Parce que tu ne trouves pas insensé d’accepter une femme habillée en lambeaux dans ton bagnole ? Parce que tu trouves ça normal de rouler sans savoir où tu vas tout en sachant que je suis recherchée par la police ? Parce que tu crois que tu as agi de façon raisonnable en traversant ce trottoir pour aller fouiller la voiture d’un inconnu ? ». Chaque question s’accompagnait d’une hausse de décibels. La querelle avait tout d’une scène de ménage. Pour les riverains du moins, qui au son de la bataille accéléraient le pas. Gênés, ils rentrèrent tous les deux dans le taxi. Le vacarme avait laissé place au silence, le rythme des cœurs ralentissait.
« Je, je ne comprends plus rien » dit calmement Axel, curieux et désespéré. » « Tu vis seul, toi ? » demanda Hélène. « Oui, pourquoi ? ». « Comme ça ». « Tu vois souvent tes parents ? ». Axel répondait sans broncher. Il savait que l’interrogatoire allait le mener à la vérité. Il lui expliqua qu’il ne connaissait pas sa mère, qu’il avait été élevé seul par son père, un homme formidable, qui avait lui aussi toujours vécu tout seul. Hélène rit. « Pas de doute, on est tous de la même famille. ». « Je n’ai pas de famille », répondit Axel.
« Si, tu m’as moi. Tu as ton père qui est aussi le mien, ma mère qui est aussi la tienne. Je suis née en même temps que toi, dans le même hôpital, du même adultère et du même amour. Mon père, celui qui m’a élevée, n’a jamais rien su de ton existence. Il a juste eu vent de celle de l’amant de maman. Ma mère et mon beau-père auraient pu se déchirer, mais il a pardonné pendant qu’elle essayait de vous oublier, toi et l’homme que j’ai rencontré il y a deux jours, à cet endroit même. Si je n’ai jamais quitté Belleville, c’est juste parce que je suis une fille étrange. J’en ai jamais vraiment souffert, mais je me suis toujours demandé pourquoi. Quand j’ai reçu la lettre de ton père qui disait vouloir me rencontrer, j’ai compris. Ou j’ai essayé de le comprendre ainsi. Je suis marginale et j’ai désormais une bonne excuse. Peut-être que tu viens d’en trouver une aussi à tous les problèmes qui te rongent. Je sais que tu en as, ça se voit. Tu m’as l’air timide, solitaire. Tu as peut-être peur de la vie parce que tu n’as jamais eu celle que tu aurais du avoir, qui sait ? »
Axel écoutait parler sa sœur sans un mot. Il encaissait, doucement, sans souffrance ni choc. Il avait toujours été persuadé que quelque chose n’allait pas, l’empêchait d’avancer. Comme Hélène, il attendait l’excuse qui le dédouanerait de n’avoir pas vécu la vie qu’il voulait vraiment. Il l’avait désormais. C’était facile, certes, mais pourquoi s’en priver. Il démarra la voiture, sans un mot, et repris sa route. Il ne savait toujours pas où il allait, mais il avait un but désormais.