Prénoms (partie 2)
L’erreur fatale de Damien avait eu lieu un bel après-midi d’été. Le contexte était on ne peut plus classique : le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les dames se baladaient dans les jardins royaux parées d’insolentes ombrelles, les hommes les regardaient au loin ou les accompagnaient en leur tenant le bras comme on a désormais l’habitude de le voir dans les églises, lorsque les papas fiers mènent leur jeune fille en fleurs à l’autel. Au milieu de ces scènes d’époque qu’on verrait volontiers s’afficher sur de grandes toiles de maîtres, les enfants couraient, jouaient, riaient, s’éclaboussaient avec l’eau des fontaines pour mieux se faire gronder et recommencer. Damien et sa bande étaient, normalement, de ceux-là. Mais quelque chose clochait. Si on les voyait chaque été gambader dans le cadre idyllique dans lequel évoluait la haute société, ce jour-là, ils étaient absents. Où étaient-ils ? Que faisaient-ils ?
Contrairement à eux, personne ne s’émouvait de ne pas voir Marianne, Justin et Capucine couper la route aux baladeurs du dimanche. Hiver comme été, ceux-là ne se montraient jamais vraiment. Ils n’aimaient pas se mêler aux gens, n’avaient que faire du m’as-tu-vu ou des jeux d’enfants. Ainsi étaient-ils généralement cloitrés dans la chambre aux airs de palace de Marianne, ou reclus en périphérie des jardins royaux, dans un endroit dont tout le monde savait qu’il était le leur et pas celui des autres. Les adultes comme les enfants ne s’y aventuraient pas, sachant pertinemment qu’ils n’avaient rien à y faire sinon encaisser les regards indifférents des trois maîtres des lieux. Et de toute façon, il ne pouvait pas l’atteindre. Les lieux en question se trouvaient à l’aube du bois qui entourait le domaine. Il y avait là une sorte de petit labyrinthe construit de hautes haies et, parsemées ici et là, des sculptures taillées jour après jour par les jardiniers du château. Dans ce Royaume, tout était carré, propre et bien rangé. Rien ne pouvait dépasser, et surtout pas les branches, les feuilles et les fleurs qui en faisaient le prestige. La Reine était une grande amoureuse de la nature, et, ne pouvant vadrouiller à sa guise dans les contrées vertes qui entouraient son monde, avait fait de ses jardins son bien le plus précieux. Toutes sortes de plantes avaient ainsi trouvé leur place dans l’antre des hautes gens. Diverses espèces avaient été ramenées spécialement de nombres de pays, proches ou lointains, pour répondre au joli caprice de la Reine. De la même façon, elle avait fait venir une ribambelle de paysagistes et jardiniers pour être certaine que ceux-là auraient les connaissances nécessaires à la bonne tenue de sa fausse nature. Dans le labyrinthe où avaient trouvé refuge nos trois acolytes, l’entretien demandait autant de connaissances en botanique que de réels talents pour l’art. Les personnes qui s’en occupaient ne travaillaient qu’à cet endroit, qui leur demandait, plus que de la force dans les bras, de l’intelligence et de la créativité. Chaque saison, chaque année, les sculptures vertes devaient changer de forme. Cet été là, les animaux avaient gagné leur ticket d’entrée. Ici un éléphant, là un lion, là-bas une girafe, le QG de Marianne, Justin et Capucine ressemblait à un zoo sous le soleil de plomb du mois d’aout.
Parce qu’ils n’avaient pas envie que quiconque participe à leurs réunions quotidiennes, ils avaient installé leur petit coin à eux au centre du labyrinthe, là où très peu de gens parvenaient à arriver. Parce qu’elle était la fille de la reine et que la reine l’aimait d’un amour infini et la gâtait ainsi à outrance, celle-là avait fait en sorte que seule elle, le roi, sa progéniture, la gouvernante et un jardinier tenu au secret aient accès au chemin qui menait en son centre. La carte des lieux existait en double. L’un des exemplaires se trouvait dans un coffre fermé à double tour dans les appartements du couple royal, l’autre était caché dans un endroit que seules Marianne et sa mère connaissaient. C’était là l’un des secrets qu’elles ne partageaient que toutes les deux, le genre de choses qui crée une intimité, un lien auquel personne d’autre ne pourrait se greffer. Le roi n’avait que faire de ces cachoteries, il avait d’autres chats à fouetter.
Si des petits malins, notamment les sbires de Damien, avaient maintes et maintes fois tenté de suivre le trio pour accéder enfin à l’un des lieux les plus mystérieux du Royaume, la reine avait pris soin d’accompagner sa fille d’une sorte de garde du corps, qui avait mené à l’échec chacune des tentatives. Mais ce jour-là, alors que Marianne, Justin et Capucine refaisaient le monde assis à côté d’un immense ours vert, ils entendirent un bruit anormal. Ils avaient l’habitude d’entendre les oiseaux et les quelques lièvres qui trainaient, mais le son qu’ils entendirent ce jour-là était bien différent. Ils stoppèrent net la conversation qu’ils menaient avec aplomb (un débat musclé autour de l’existence des fantômes) et tendirent l’oreille. Seconde après seconde, le bruit se rapprochait.
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- Mais pourquoi un ours ? C’est nul les ours !
- C’est nul les ours ? Mais ils sont grands, poilus, forts et ils font peur, c’est parfait un ours.
- J’aurais préféré un grand singe, c’est intelligent un grand singe !
- Et pourquoi pas un dinosaure pendant qu’on y est…
- Han ! Un T-Rex, viens ont met un T-Rex !
- Chut, ce sera un ours un point c’est tout.
- C’est toujours toi qui décides, c’est pas juste.
- C’est parce que je suis le plus vieux, je te l’ai déjà dit.
- Oui mais la vérité sort de la bouche des enfants, paraît-il…
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Justin, en homme de la situation, prit son courage à deux mains et se leva de son petit banc en pierre. Il prit l’un des gros galets qui jonchait le sol et s’approcha lentement du bruit, qui provenait bizarrement du chemin qui menait à leur QG. Après toutes ces histoires de fantômes qu’ils venaient de se raconter, Capucine tremblait. Plus vaillante en apparence mais non moins inquiète, Marianne lui caressait les cheveux en mettant l’index devant sa bouche pour lui dire silencieusement de ne laisser échapper aucun son de sa bouche.
A peine avait-il fait deux pas que Justin sursauta. Face à lui, sorti de l’ombre de la porte secrète de leur labyrinthe, surgit Damien et deux de ses complices. Le sourire large et fier et les yeux rouges d’excitation, il fit un bon pour entrer dans le cercle en criant un « Ha ! ». Le trio n’en revenait pas. Avant la colère, c’est la surprise qui s’affichait sur leur visage. Ils étaient bouche bée, incapables de dire quoi que ce soit. Marianne fut la première à revenir à la raison.
- Qu’est-ce que tu fais là ? Comment tu as réussi à trouver le chemin ?
- Comment ça comment j’ai réussi ? C’est mon sens de l’orientation qui m’a amené là, pas vrai les gars ?
Damien cherchait l’approbation de ses deux complices, qui étaient restés derrière lui. Le héros c’était lui, pas eux.
- Ton sens de l’orientation ? Il est certainement encore plus difficile à trouver que la sortie de notre labyrinthe ! Dis-nous la vérité !
- D’accord, je vais te dire la vérité. Tout ça c’est grâce à…
- Allez, abrège, lança Justin.
- Grâce à… Mon intelligence !
Il n’en fallait pas moins que Justin perde patience. Il s’avança vers son adversaire, coupé net par la sagesse de Capucine, qui, plus courageuse qu’il n’y paraissait, s’était levée pour se placer entre les deux ennemis.
- Arrête Justin !, cria-t-elle.
Elle se tourna ensuite vers Damien.
- Bon, Damien, ni toi, ni moi, ni aucun d’entre nous ici n’a envie d’en venir aux mains. Alors maintenant dis-nous comment tu as fait pour arriver jusqu’ici. Ca ne changera rien pour toi puisque tu as réussi ton coup.
Damien sourit et sauta de joie.
- Vous avez entendu ça les gars ?! Ils admettent qu’ils ont perdu !
Il se mit à danser en chantonnant d’une voix en pleine mue : « j’ai gagné, j’ai gagné, j’ai gagné ».
Pendant qu’il se donnait en spectacle, ses gesticulations firent tomber quelque chose de sa poche. Marianne se jeta dessus. Il s’agissait d’une feuille de papier abîmée, enroulée sur elle-même et retenue par un joli ruban rouge au bout duquel trônait le symbole du royaume, un cygne au cou anormalement long. La jeune fille ouvrit le parchemin. Elle poussa un petit cri traduisant un étonnement tendu. Il s’agissait là de l’une des deux cartes du labyrinthe.