Vous allez (forcément) vous endormir

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L'écrivain (Partie 4)

S'il avait choisi de s'installer du côté de Bastille il y a quelques années pour se rapprocher de ses amis et être à proximité des gares qu'il fréquentait régulièrement, Vincent aimait retourner à Belleville. Il prenait toujours un grand plaisir à remonter les rues, entre traiteurs asiatiques de qualité, quincailleries d'objets toujours plus insolites et nouveaux spots branchés du 20ème arrondissement. Il partait du boulevard de la Villette et se rendait parfois jusqu'à Jourdain, tout en faisant évidemment un détour par les Buttes Chaumont. Un trajet qui représentait bien sa vision de Paris et de la société dans son ensemble. Une sorte de melting-pot de populations mais aussi de paysages. Son trajet le faisait passer d'une avenue bondée à l'un des plus beaux parcs de la capitale avant de terminer son parcours sur ce qui ressemble aujourd'hui encore à une place de village, où l'église est entourée des meilleurs fromagers et charcutiers du nord de Paris. Et s'il était surpris par l'évolution constante des rues et la rapidité du changement de propriété des différents fonds de commerce, il croisait toujours un visage connu, se sentant ainsi de nouveau chez lui. Et c'est justement en s'installant à la terrasse de la Cantine qu'il allait enfin retrouver la trace de Tarek. L'écrivain avait petit à petit abandonné l'idée de croiser son chemin alors même que le projet avec Marcus touchait à sa fin. Un mardi ensoleillé, alors qu'il s'évertuait à détailler une grande partie de son aventure à Pascal, le serveur de jour, ce dernier lui expliqua que la Ville de Paris avait ouvert un grand centre d'accueil pour les réfugiés, boulevard Ney, dans le 18ème arrondissement. S'ils étaient encore nombreux à être installés à Stalingrad, la mairie faisait tout son possible pour offrir des conditions de vie décentes à ces hommes qui avaient souvent tout perdu en quittant leur pays d'origine. Ce centre venait d'ouvrir ses portes et pouvait accueillir entre 400 et 600 personnes. Vincent n'en avait pas entendu parler jusque-là mais fut tout de suite conquis à l'idée de terminer ses portraits par un des résidents.

Dès le lendemain de sa discussion avec Pascal, il se rendit sur place avec son dictaphone mais sans idée précise en tête. Un bénévole lui expliqua que ce centre humanitaire était géré par l'association Emmaüs Solidarité et qu'il était réservé aux hommes seuls, les femmes et les familles étant prises en charge du côté d'Ivry-sur-Seine. Le but de ce site - toujours utilisé aujourd'hui - est d'accueillir des migrants pour une courte période afin d'évaluer leur situation et de les orienter vers un autre lieu d'hébergement le plus rapidement possible. Si tout lui semblait plutôt bien organisé, il constata avec émotion que les pensionnaires avaient pour la plupart le visage fermé et semblaient perdus dans cette grande halle. Ces personnes avaient vécu des épreuves très difficiles par le passé et tout devait leur

sembler abstrait même si cette étape était importante pour leur reconstruction. Plusieurs nationalités se croisaient mais la barrière de la langue n'empêchait pas des petits groupes de se former. L'écrivain tenta sa chance auprès d'un premier rassemblement de trois hommes, sans succès. Maria, une autre bénévole, l'orienta alors vers un des coordinateurs des actions entre la Ville de Paris et les différentes associations d'aide aux migrants. Très actif, cet homme semblait doté d'une motivation à toute épreuve et parvenait à se faire comprendre par tout le monde. Et pour cause, il se trouvait de l'autre côté de la barrière quelques mois auparavant. Au loin, Vincent ne reconnu pas tout de suite son interlocuteur. Mais en se rapprochant, il croisa ce regard pénétrant qu'il avait tant observé sur le cliché de Marcus.

Depuis le shooting, Tarek avait beaucoup changé, physiquement mais aussi mentalement. Après le passage du photographe, il avait dû passer d'un camp à un autre durant plusieurs semaines. Mais même en situation d'extrême urgence, il n'avait pas perdu la volonté d'aider ses compagnons d'infortune. Légèrement pris par le temps le jour de sa rencontre avec l'auteur, Tarek accepta de le retrouver dans un café le lendemain. Il se souvenait de son échange avec Marcus et voulait en savoir plus quant au projet commun des deux artistes. Durant près d'une semaine, il se confia sur son passé, son présent et sur les heureuses rencontres qui lui permirent de s'en sortir. Vincent fut surpris du français presque impeccable de son interlocuteur alors que ce dernier ne parlait pas un mot de la langue de Molière quelques mois plus tôt. Il se passionna pour son récit fait de désillusions mais aussi de petits miracles. Il était à l'évidence le témoin qui avait traversé le plus d'épreuves et sa vie à elle seule aurait mérité qu'on lui consacre un ouvrage. Dans sa jeunesse, il avait beaucoup voyagé, au point d'acquérir d'importantes connaissances géopolitiques. Il connaissait la situation de nombreux pays d'Afrique et du Moyen-Orient. Il put ainsi aider les bénévoles et officiels à évaluer la situation des nouveaux arrivants, alors même qu'il se trouvait lui-même en position difficile. Il ne se battait pas simplement pour sa propre survie mais pour celle des autres. Une incroyable générosité qui lui offrit finalement une porte de sortie : une place dans le plan d'action transversal de la communauté de Paris. Une chance inespérée pourtant méritée pour ce réfugié qui s'intéressait au sort de tous ses interlocuteurs. Toutefois, s'il était très investi depuis plusieurs semaines, il n'en oubliait pas pour autant son pays d'origine et voulait absolument venir en aide à ses compatriotes restés sur place. Sans vraiment s'en apercevoir, Vincent prenait du temps pour aider Tarek et participait à sa manière à la réhabilitation de nombreuses personnes en difficulté.

De passage dans la capitale suite à la dernière rencontre avec l'auteur, Marcus fut porteur de bonnes nouvelles. Le photographe avait réussi à organiser une nouvelle exposition et les deux hommes décidèrent à l'unisson que tous les bénéfices de leur projet seraient reversés à plusieurs associations,

qu'elles soient dédiées à l'aide aux sans-abris ou aux réfugiés. Mais ce n'était pas tout. Tarek insista auprès d'eux pour évoquer une grande action que plusieurs associations voulaient mener en commun en Syrie. L'objectif était d'établir une coordination pour que tous les vivres arrivent et soient distribués en même temps. Au-delà des volontaires, il cherchait également des personnes capables de conter cette aventure, par l'image ou par les mots. Il ne s'agissait pas seulement de faire le point sur le système d'aide. L'idée était aussi de décrire la situation politique du pays, de montrer l'étendue des dégâts causés par la guerre et de mettre en lumière l'extrême pauvreté de la population coincée entre deux fronts. Alors que certains considéraient que tout allait mieux dans le pays, Tarek savait pertinemment que le plus dur restait à faire et il ne voulait pas simplement se contenter d'accueillir ses compatriotes une fois qu'ils avaient tout perdu ou presque. Cette action était aussi l'occasion de sensibiliser les habitants de l'Hexagone et de l'Union Européenne au sort des Syriens, afin qu'ils ne soient plus stigmatisés à leur arrivée sur le Vieux Continent. Un projet global auquel Marcus et Vincent adhérèrent totalement.

L'ouvrage et l'exposition furent un grand succès et permirent également de lever des fonds pour la nouvelle aventure que le duo s'apprêtait à vivre. Un duo qui avait particulièrement apprécié cette collaboration artistique et qui était enchanté à l'idée de faire des émules et de s'investir dans un nouveau projet. Quelques heures avant le départ, Vincent retraça le fil des derniers mois et de sa vie. Au fond de lui, il était fier de sa réalisation et savait qu'il faisait un choix bon et juste en acceptant cette nouvelle mission. Désormais, son travail n'avait plus uniquement vocation à divertir mais servait la bonne cause. Son passé et surtout ses vieilles habitudes nocturnes qui n'avaient jamais apporté de réponses à ses différentes questions existentielles étaient définitivement derrière lui au moment de monter dans l'avion à destination de sa nouvelle vie.

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