Vous allez (forcément) vous endormir

Vous allez (forcément) vous endormir

Taxi ! (Partie 2)

Son regard parlait pour lui : « Racontez-moi tout, et surtout, n’oubliez rien. ». Dommage pour Axel, la belle ne se souvenait pas de tout. Mais elle savait qu’il n’y avait rien de grave dans son histoire. Pour elle en tout cas, qui ne regrettait à aucun moment ce qu’elle avait fait. Ce qu’ils avaient fait. Dans les situations aussi folles que celles-ci, il arrive que les remords tardent à s’emparer des esprits. Aussi sûre soit-elle de l’action qui l’avait menée dans ce taxi, Hélène semblait perdue dans les méandres de l’excitation et de l’ivresse. Celle qui n’a pas besoin d’alcool pour effacer la raison, faire tituber sa victime et l’affubler d’un sourire béat, mais qui fait tout aussi mal au crâne le lendemain. Face au regard insistant de son chauffeur, la fuyarde commença son récit. « Avant de vous raconter ce qui m’a amenée dans votre voiture, il faut que je vous parle un peu de ma vie. Je vous le dis parce que je sens dans vos yeux que vous attendez de moi que je vous conte une histoire un peu folle, qui vous sortirait d’un quotidien que j’imagine aussi nuancé que le noir qui vous habille. Vous vous leurrez. » Avec ces deux petites phrases, Axel comprit deux choses. D’abord, que sa nuit allait être longue, très longue. Ensuite, que sa passagère savait manier le verbe autant que le cynisme. Il la trouvait toujours aussi sûre d’elle. Toujours aussi désagréable. Toujours aussi belle. « Vous savez pour quoi mes parents m’ont appelé Hélène ? Parce que j’ai déclaré une guerre à ma naissance. Drôle non ? ». Pour seule réponse, la conteuse eut droit à un regard qu’elle ne parvenait pas à comprendre. Mépris, indifférence, incompréhension ? Incompréhension. Elle ne prit pas la peine d’expliquer le mythe qui lui avait donné son prénom, mais prit un malin plaisir à narrer la bataille qu’avait provoqué son existence sur Terre. Ce plaisir là était de ceux qui s’emparaient des dépressifs lorsqu’ils appuyaient sur leur peine en la partageant encore et encore. Il était agrémenté ici d’un certain goût du spectacle et des projecteurs. Si là, tout de suite, maintenant, la lumière des spots avait la couleur des phares des voitures que le duo croisait, Hélène s’apprêtait à raconter ses péripéties comme elle laisserait fuir la catharsis d’une héroïne tragique.

Elle était comme ça, extravertie, démonstrative, expansive, exubérante et sans limites, si ce ne sont celles que sa conscience lui imposait parfois, souvent, comme un retour de bâton douloureux. Heureusement pour elle aujourd’hui, elle n’avait pas encore le temps pour les remords, et aucune étape de sa vie ne pouvait franchement laisser place aux regrets. Elle avait toujours fait ce dont elle avait envie, jusqu’à se retrouver dans ce taxi, la police aux trousses, l’alerte enlèvement diffusée en masse, le sourire aux lèvres. « Mon père n’était pas mon père, ma mère était bien sa femme. Dans le genre enfant désiré on a vu mieux, dans le genre enfant de l’amour, je ne suis pas sûre. Vous savez comment ça fonctionne dans les films à l’eau de rose jaune. Vous saviez que c’était la couleur de l’adultère, le jaune ? Ne me demandez pas pourquoi, je n’ai pas l’anecdote. » « Je ne comptais pas vous le demander », coupa Axel pour respirer. « Donc dans ces films… ». Elle ignorait complètement son auditeur, s’écoutait parler, logorrhéique. « Dans ces films, quand celui qui trompe ne le fait pas par pur désobligeance et désir interdit, il le fait par amour. Vous voyez, je vous parle de ce genre d’idylle impossible parce que machin est marié avec machine, a des enfants, un grand plan de travail dans sa cuisine et une cheminée qu’il allume même en été. ». Au volant de son taxi, Axel pris une mine désabusée. La collection Arlequin de sa cliente, il s’en fichait autant que l’heure qu’il était. Il n’avait pas signé pour l’histoire d’amour de ses parents, il avait signé pour du roman noir, de la science-fiction, du drame. Pour un conte dont il espérait qu’il le sortirait de son taxi, peu importe où il le mènerait. « OK donc vous êtes l’enfant du grand amour de votre mère mais pas celui de votre père. Et alors ? » « Alors ce type, là, pas mon père hein, l’autre. Enfin pas celui qui m’a élevée, l’autre. Ce type, là, c’est à lui qu’appartient la voiture rouge signalée par la police. Incroyable, non ? ». Axel haussa épaules et sourcils dans le même temps, montrant explicitement que non, il ne trouvait pas ça incroyable, et qu’il avait vraiment besoin que la fugueuse se réveille. Elle comprit et en vint aux faits, les vrais, ceux qui l’avaient poussée à porter ces affreux mocassins à glands, ce bonnet usé et ce sourire excité. Au moment où son premier pied plongeait dans le plat, le présentateur radio joua à l’horloge parlante et repris son JT. Il est 23h. « Nous sommes toujours sans nouvelles de la disparue de Belleville. 1M75, 60 kg, yeux gris, cheveux châtain clair, elle porte un long manteau gris et un bonnet beige ou jaune. Elle aurait été aperçue avant hier, en train de monter dans une vieille voiture rouge, dans le 20ème arrondissement de Paris ». Axel haussa le son. Avant de l’entendre elle, il avait besoin des faits objectifs, si tant est que l’enquête de police avait avancé. Au micro du journaliste, la mère d’Hélène jouait des trémolos. Sa fille était tout ce qu’elle avait. Elle était « impulsive » souvent, « bizarre », parfois, avait déjà disparu comme ça, mais jamais sans prévenir. Elle dressait un portrait de la disparue telle que le conducteur du taxi l’avait perçue, sans jamais avoir eu besoin de l’imaginer. Peut-être même était-elle juste folle, qui sait ? Sa mère le savait. Non, elle n’était pas folle. Juste pleine de vie et d’envies, de névroses mais jamais de désespoir. Hélène était le genre de femme qui transformait le quotidien en inquiétude autant qu’en bol d’air, qu’on n’avait pas envie de laisser filer tout en espérant la fuite. Toxique mais addictive. Si elle était une substance, cela ferait bien longtemps que la loi l’aurait empêchée de circuler. Ou essayé du moins, parce qu’on n’arrive pas à enfermer une telle drogue dans le bac des interdits. Elle aurait trouvé la clé, ou réussi à convaincre un innocent de l’en sortir. Elle était forte et faible, calme et hystérique, aimée et détestée.

Aujourd’hui, Axel n’arrivait pas à être manichéen. Elle commençait tout juste à faire couler dans ses veines le poison  de la curiosité. Celui qui parvient à vous empêcher de mettre les mains devant vos yeux même si vous savez que ce que vous allez voir peut choquer ou bouleverser. « Vous la voyiez souvent, votre mère ? », demanda le conducteur. Il regretta à la seconde sa question, qui allait, il n’en doutait pas, l’éloigner de l’histoire qu’il voulait réellement entendre. Lui aussi, parfois, ne réfléchissait pas avant de parler ou d’agir. Mais c’était rare. Il avait toujours privilégié l’encéphalogramme plat à l’ascenseur émotionnel, pensant, à raison, que sa vie serait beaucoup plus simple comme ça, mais à tort, qu’il l’apprécierait plus ainsi. D’aucun nommerait cette attitude de terriblement rationnelle, d’autres de lâche. Il se sentait lâche. Ca le bouffait. Rien de ce qu’il avait inscrit dans sa liste d’ambitions adolescente n’avait vraiment pris forme. Par manque de moyens parfois, par manque d’ambition souvent, par peur, toujours. Aussi désagréable était la femme qu’il amenait loin sans savoir où, il l’admirait. Elle avait la fougue qui lui manquait. Il n’en demandait pas tant pour lui, certes, mais il aimait imaginer un jour pouvoir agir sans se soucier des conséquences. Comme l’ado qu’il n’était plus. « Eh oh, vous m’écoutez ? ». « Oui, pardon, vous disiez quoi déjà ? ». « Vous m’avez demandé si je voyais souvent ma mère. » Il se fichait éperdument de sa réponse, jusqu’à ce qu’elle lui réponde vraiment. « Je n’ai jamais vécu ailleurs que chez elle. ». « Vous voulez dire, jamais de studio à Paris, jamais avec un homme, jamais avec une amie, jamais à l’étranger ? ». « Surtout pas, je n’ai jamais pris le train, ni l’avion, ni le bateau… ». « Ni le taxi ? », tenta-t-il, amusé. « Ni le taxi. ».

 

 

 

 

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