Taxi !
Les essuie-glaces grincent, le moteur gronde, les klaxons sifflent. A la radio, Freddie Mercury chante son envie de voir le spectacle continuer. Ironie du sort, là, tout de suite, maintenant, Axel est loin d'être en accord avec la chanson que les ondes lui imposent. Au volant de son taxi depuis plus de cinq heures, le trentenaire aurait bien envie que le show s’arrête. Celui des gouttes qui floutent son pare-brise, des feux rouges qui n’en finissent pas, des piétons qui traversent sans réfléchir, de l’ivresse des uns, du silence oppressant des autres, des histoires de tous, « je sais plus où j’habite », « ça fait longtemps que vous faites ce métier ? ». Trop longtemps.
Ce jour-là, il avait pris sa décision. Le taxi, c’est fini. Passer sa journée dans une voiture, c’est fini. Écouter les gens pleurer, rire, s’embrasser, c’est fini. Ce jour-là aussi, une femme a ouvert la portière arrière droite de son véhicule daté, s’est assise sur le siège passager gauche et a dit « allez où vous voulez ». Cachée par un bonnet jaune souffrant, sa chevelure laissait deviner quelques mèches ondulées sur les côtés. Blondes ou rousses, il ne savait pas vraiment. Il faisait nuit. Il ne savait pas non plus comment elle était habillée. Un manteau gris informe recouvrait ses épaules qu’il imaginait frêles. La longueur du vêtement ne laissait entrevoir que ses chaussures, des mocassins à glands malades, certainement empruntés au dressing d’un homme. Derrière le manque d’élégance inspiré par sa panoplie fatiguée, elle avait quelque chose. Le genre de chose qui pousse à regarder dans le rétro sans penser au code de la route. Le genre de chose qui fait oublier qu’on tient un volant depuis plusieurs tour de petite aiguille, qu’on a faim, envie d’honorer son canapé et une mauvaise émission à la télé. Le genre de chose qui donne envie de répondre à l'Inconnue « loin de tout ça, ça vous va ? ». Il ne le fera pas. Parce qu’il ne vit pas dans un film, qu’il s’agit sûrement et simplement d’une femme un peu perdue, probablement ivre, certainement malheureuse. Une malheureuse avec des yeux gris comme le bitume sur lequel il a roulé toute sa vie. Sombres et abîmes. Malgré la curiosité qu’elle lui inspirait, il se contenta d’un « ce n’est pas possible, madame ». Il regretta immédiatement son manque d’originalité mais conserva l’expression neutre qui habitait son visage du réveil au coucher. Elle lui répondit que le client était roi, et qu’elle n’avait vraiment, vraiment pas envie de réfléchir à l’endroit où sa voiture l’emmènerait. Maintenant qu’elle était dedans, il allait avoir du mal à l’en sortir. Soit. Il démarra sans savoir où aller. L’idée lui faisait peur, mais elle lui plaisait. Si belle soit son hôte, elle, ne lui plaisait pas. Elle n’attirait en lui qu’une curiosité bien humaine, une envie de creuser, une envie de savoir, de comprendre. Pourquoi cet attirail ? Pourquoi ces cernes ? Pourquoi cette envie de fuir ?
Alors qu'il roulait sans destination mais pas sans but, les chansons fades que radotait la radio laissa la place aux infos. Il était 21h. Flash spécial. Le journaliste à l'antenne annonce à ses auditeurs la disparition mystérieuse d'une femme d'une quarantaine d'années, célibataire et sans enfant. Ne la voyant pas arriver au bureau, sans nouvelles, ses collègues ont jugé bon de prévenir son compagnon d'abord, la police ensuite. Dans le même temps, un voisin de l'absente l'aurait vue monter dans une vieille voiture rouge l'avant-veille au soir, dans le 20ème arrondissement de Paris où sa vie privée et sa vie professionnelle se jouait depuis une dizaine d'années. Selon le dernier témoin, elle portait un « long manteau gris trop grand pour elle et un bonnet beige, jaune, je sais plus trop ». 1M75, 60 kg, yeux gris, cheveux châtain clair. Au volant de sa vieille voiture elle aussi, mais de couleur noire, Axel réagit à peine. Ou plutôt, il essayait de cacher ses interrogations. Comme stimulés par la balle jaune d'un bon match de tennis, seuls ses yeux le trahissaient : rétro, route, rétro, route, rétro, route... Contre toute attente, il n'était pas inquiet. Bien que persuadé d'avoir accueilli dans son taxi la disparue de Belleville, il ne se sentait ni en danger, ni en difficulté. Juste intrigué. Hélène, elle, avait écouté la voix du journaliste avec l'indifférence d'une femme qui n'a rien à perdre ni à gagner. Celle d'une femme blasée mais sûre d'elle. Une indifférence qui, Axel en avait bien l'impression, s'accompagnait d'un égoïsme crasse. L'inquiétude de son entourage semblait lui faire autant de mal qu'une brûlure provoquée par une tasse de thé froid. Face à ce manque de réaction, la belle lui parut d'autant plus antipathique. « Je sais ce que vous pensez » lui lança-t-elle. Il se contenta de croiser ses yeux dans le miroir avec un air de « dites toujours ». « Vous pensez que je suis une pauvre femme qui a voulu fuir son quotidien sans se soucier des conséquences pour elle et pour ceux qui l'aiment ». C'est exactement ce qu'il pensait. En tout bon sens. Il attendait le « vous vous trompez » mais entendit « vous avez raison ». « Mais c'est un peu plus compliqué que ça », ajouta Hélène, les yeux rivés vers la fenêtre. Elle avait tout les symptômes apparents du spleen mais rien dans son attitude ne laissait entrevoir le désespoir. Elle avait l'air serein. Contre toute attente, Axel était déçu. Il aurait finalement aimé se retrouver impliqué dans une folle histoire, de celles qu'on trouve dans les polars, sur grand écran ou dans les paranoïas fantasques des fous. Un triste retour à la réalité qui brouillait son enthousiasme alors que son taxi venait d'entrer sur les Champs-Élysées. Il n'était pas venu là par hasard. Il en aimait secrètement l'âme surfaite et souriait en constatant le paradoxe qui s'y installait en hiver : les arbres gris, sans feuilles, les sols humides, glissants, les parapluies, les capuches... Au mois de janvier, le prestige avait pâle allure. Il en oublia presque pour qui, pourquoi il roulait. Puis lui vint à l'esprit qu'il lui restait une chance de voir sa vie morose changer : « Elle appartenait à qui cette voiture rouge, Hélène ? », demanda-t-il à celle dont il avait appris le prénom sur les ondes.
Pour la première fois de la soirée, Hélène sourit. L'idée que son entourage puisse imaginer que la personne qui conduisait ce vieux break l'avait enlevée l'amusait. Du sourire elle passa au rire. Du rire elle passa au fou rire. Les zygomatiques souffraient, les glandes lacrymales s'activaient, ses yeux s'illuminaient. Le bonheur, ou la démence, la rendait encore plus belle. Et diablement gênante. Axel se tortillait sur son siège en attendant le passage au vert. Il ne savait ni quoi dire, ni comment réagir. Il voulait rire, lui aussi, mais quelque chose lui disait que l'hilarité de son hôte avait la couleur de son bonnet. « Vous m'expliquez ? », lui demanda-t-il, définitivement agacé par celle dont il avait espéré pendant une fraction de seconde qu'elle pourrait changer sa vie. Calmée après quelques minutes d'égosillement, Hélène expliqua à son chauffeur que rien de ce qui la concernait ne trouverait écho en lui et que, de toute façon, ça ne le regardait pas. « Pardonnez-moi madame, mais le fait que vous soyez recherchée par la police ET assise dans ma voiture me mêle malgré moi à vos petites affaires. Soit vous m'expliquez, soit vous sortez ».
La disparue se montra joyeusement surprise. Jamais elle n'aurait imaginé que cet homme aux rides tristes et à l'oeil timide s'adresserait à elle avec autant d'assurance. Si elle l'avait a priori choisi pour son apparent manque de charisme, elle était étrangement heureuse de voir que son chauffeur entrait plus dans la cage des fauves que dans celles des pigeons. « Vous ne voulez pas enlever cette casquette ? Je ne vois pas bien votre visage » lui demanda-t-elle, esquivant les explications. « Je l'enlèverai quand vous ôterez ce que vous avez sur la tête, madame ». Elle sourit et s'exécuta. Il découvrit alors une longue chevelure claire et brillante, qui tranchait franchement avec le reste de l'allure. A son tour d'enlever son couvre-chef. L'homme qui la prenait en fuite était un peu plus jeune qu'elle, cheveux noirs, barbe noire, yeux noirs, pull noir, jean brut. S'il se baladait dans Paris avec un sac de bonne facture à la main, il avait tout de l’Élégant. Engoncé dans son taxi, il avait tout de l'homme qui se fiche bien de ce à quoi il ressemble mais fait chaque jour un effort pour se planquer. Moins on le voit, mieux il se porte. Raison pour laquelle il avait bien envie d'un peu d'aventure, mais pas de faire les gros titres. Le deal respecté, il répéta : « Vous m'expliquez maintenant ? ». Contrainte par le marché ridicule qu'elle venait de passer avec son chauffeur, Hélène commença à raconter son histoire. Parce qu'il eût été trop facile de tout révéler d'un coup, elle passa par quatre chemins pendant qu'Axel longeait la Seine. Il était 22h. Cela fait maintenant 1h qu'il roulait avec cette inconnue avec cette impression que sa vie ne serait plus jamais la même. Il savait pertinemment qu'elle ne le gratifiera pas d'1 centime pour la course. Est-ce qu'on peut vraiment appeler une course un trajet sans destination ? Il ne roulait pas sur l'or, mais débordait d'imagination. Il tenta tant bien que mal de se convaincre qu'Hélène avait bien plus à lui apporter que quelques billets, coupa la radio et lui donna le signal d'un mouvement tête. Son regard parlait pour lui : « Racontez-moi, et surtout, n'oubliez rien. ».