Vous allez (forcément) vous endormir

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Chat (Partie 4)

La nuit n’allait pas tarder à tomber. La lumière qui illuminait les grains de roche s’amenuisait, la plage intérieure imaginée par Will perdait peu à peu de son pouvoir d’attraction. Dans la pénombre, la pièce mystérieuse de sa maisonnette blanche ressemblait plus à un décor de sitcom sans moyens qu’à un joli lieu de détente. Il avait pourtant soigné les détails. Parce que le sable en question avait bien une odeur. Celle des bords de mer, du sel qui attaque les cheveux et pique les yeux, de l’air iodé si caractéristique des côtes atlantiques. Son sable, Will allait le chercher bien loin. Le commandait bien loin. Parce qu’il voulait se souvenir sans sauter dans la nostalgie, parce qu’il n’avait jamais réussi à retourner sur cette plage qu’il aimait mais qu’elle lui manquait terriblement. Parce qu’il était fou, aussi, un peu. Mais surtout seul et triste, ce qui, pour de nombreuses personnes, revenait presque au même. Le chat, lui, retrouvait le bonheur des grands espaces et de l’extérieur. Si enamouré était-il de ses deux colocataires, sa vie d’animal de compagnie citadin lui pesait. Il ne sortait jamais vraiment de l’appartement de Juliette et Maxime, ne profitait pas franchement des rues, toits et autres curiosités offertes par la ville pour se dégourdir les pattes. Il regrettait presque de ne pas faire partie de la même famille que ces animaux à poils fidèles qu’étaient les chiens. Pourquoi ne le faisaient-ils pas courir dans les parcs trois fois par jour ? Pourquoi devait-il se contenter d’une cabane remplie de gravier pour libérer son corps des croquettes et de l’eau ingurgitée. S’il pouvait parler, il aurait même essayé de faire comprendre à ses maîtres qu’il n’avait pas peur de la laisse et du collier qui étranglait ses compères les chiens. Si, comme eux, il accourait quand on le sifflait, les caractéristiques qu’il aurait aimé leur emprunter n’étaient pas franchement celles-là.

Avant d’arriver chez ses nouveaux parents, Alain avait connu la liberté. Celle de l’herbe fraiche et du sable mouillé, celle des virées nocturnes et ballades de jour. Celle qui te laisse faire ce que tu veux quand tu veux. Ainsi profitait-il jadis de maîtres aimants mais peu joueurs, qui avaient l’amabilité de lui donner de quoi se sustenter sans le forcer à les papouiller en retour. Alain était un vrai chat. De ceux qui sont maîtres de leur vie, maîtres de leurs mouvements voire maîtres de leurs maîtres. Difficile de faire rayonner son ego et son indépendance lorsqu’on ne peut pas sortir d’un petit appartement qui ne nous appartient pas, avec des gens qui nous aiment trop, et, là était la partie la moins agréable, des gens dont on est obligé d’accepter les caresses pour avoir un tant soit peu d’attention.

Il avait bien compris qu’il était arrivé chez une personne bizarre, spéciale, ou tout simplement fantasque. N’importe quel humain, à la vue de la maison blanche, du visage triste de son propriétaire, de sa maniaquerie maladive et surtout Ô grand surtout,  de cette pièce étrange transformée en Deauville exempté de luxe, se serait inquiété. Plus encore, n’importe quelle personne serait partie poliment après avoir dit merci, et pensant « vous ne me reverrez plus jamais ». Alain, lui, n’était qu’un chat qui courait après le plaisir. Si son hôte était bizarre, il ne lui avait jusqu’à présent pas semblé bien méchant. Mieux, il avait l’air gentil. C’est ainsi en toute inconscience et en toute sérénité qu’il s’amusait depuis près d’une heure dans le sable qui lui rappelait son ancienne vie de chat.

Pendant ce temps-là, Will continuait de ruminer. A vouloir tout laver dans la précipitation, il aggravait la situation. Les grains de sable qui recouvraient au début le pied de son escalier avaient finalement voyagé dans toute la maison. Collés sous ses baskets premier prix, les morceaux de plage avaient profité de la panique pour se déplacer et s’installer dans le couloir, le salon et la cuisine. Essoufflé, les mains de chaque côté de la tête, les yeux rouges, William s’arrêta au milieu du salon, et, comme sorti de son corps pour prendre du recul sur la scène dont il était le principal acteur, paniqua encore plus de se voir dans un tel état. Il respira un grand coup, fit en sorte que son rythme cardiaque redevienne acceptable, et s’assis sur son canapé blanc, à droite, comme il avait toujours eu l’habitude de le faire. Il fit le point avec lui-même, se remit en question pour la énième fois, mais cette fois-ci de façon plus construite que les autres. C’en était trop, il ne pouvait plus vivre comme ça. Vivre dans le passé, dans ses souvenirs, dans la tristesse d’être aujourd’hui et pas hier. Il se leva d’un bon, bien décidé à retrouver une vie normale. Il monta à l’étage, entra dans sa pièce secrète et y trouva Alain, visiblement épuisé par ses cabrioles, dormant tranquillement dans un creux qu’il avait pris soin de fabriquer lui-même. Il avança lentement vers le chat, le caressa doucement, et profita de sa léthargie pour le prendre dans ses bras et le sortir de ses rêves de bord de mer. Il ferma la porte derrière lui et laissa Alain vaquer à ses occupations. Il était seulement 22h, mais Will pris l’initiative d’aller se coucher pour se reposer et arrêter de cogiter. Parce qu’il était loin d’avoir l’esprit assez apaisé pour s’endormir, il prit un Valdispert pour décompresser et oublia de mettre son réveil.

Midi. Will ouvrit les yeux difficilement. Epuisé par ses pensées, il était tout de même parvenu à passer une nuit sans accroc. Alors qu’il sortait lentement de sa somnolence, il sentit un gros poids sur ses jambes. Alain était là. Il semblait reposé, à l’aise, comme chez lui. Contre toute attente, son hôte était content de le voir ici. Lui qui avait si longtemps connu la solitude voyait en la présence de ce petit être un réconfort qu’il n’aurait pas imaginé. S’il avait déjà pensé à adopter un animal de compagnie, son obsession de la propreté et du rangement l’en avait toujours dissuadé. Dommage.

Malgré son snobisme implacable et son irrésistible envie de ne pas avoir à vivre au crochet des Hommes, Alain se sentait plutôt bien aux côtés du porteur de sacs fou. Sa folie, Will avait d’ailleurs décidé de s’en servir. Aujourd’hui, pas question de rester chez soi à se morfondre. Pas question non plus d’imaginer la mer en s’enfermant dans une pièce pleine de sable. Pour la première fois depuis cinq ans, il s’approcherait de l’eau pour de vrai. Il ne prit même pas le temps de se doucher et de déjeuner. Il se lava les dents, grimaça en voyant sa tête dans le miroir de la salle de bain, prit un vieux sac-à-dos dans un placard et y glissa une bouteille d’eau ainsi que la photo qu’Alain avait fait tomber la veille. Sans lui demander son avis, il prit le chat, sorti de chez lui, ferma la porte à clé et se dirigea vers sa voiture. Il mit Alain sur le siège passager, à côté de lui. En se dirigeant vers la place du conducteur, il aperçu une affiche sur un arbre. Intrigué, il s’approcha. Il découvrit alors l’animal qu’il venait d’embarquer sans réfléchir. Tellement concentré sur lui-même, il en avait oublié que le chat pouvait avoir des maîtres qui l’attendaient, le cherchaient, voire le pleuraient. Il soupira, comme déçu de découvrir qu’Alain ne lui appartenait pas et qu’il ne l’accompagnerait pas pour le reste de sa vie. Il entra le numéro affiché dans son portable et se dirigea vers l’animal, qui n’avait pas bougé d’un poil. Il lui parla comme à n’importe qui : « Bon, ce n’est pas à moi de décider. J’ai besoin de partir un peu loin, d’avancer. Tu as le droit de retourner chez toi ou de venir avec moi. ». Il laissa la portière ouverte quelques secondes et tourna le dos au chat comme pour ne pas l’influencer. Après près d’une minute, l’animal n’avait pas bougé. Will réfléchit. Il savait qu’il n’avait pas le droit de faire ça, que quelque part, deux personnes s’inquiétaient de ne plus revoir leur boule de poils. Pour alléger sa culpabilité, il décida d’envoyer un texto à Juliette et Maxime. « Bonjour, j’ai retrouvé votre chat, il va bien. Et grâce à lui, je vais peut-être aller mieux. Je vous promets de vous le ramener demain, mais avant, je l’emmène voir la mer. N’essayez pas de m’appeler, je ne répondrai pas. Je suis désolé, mais heureux pour vous : votre chat est en vie, heureux, et bientôt de retour. Bien à vous, Will. ». S’il se rendit bien compte de l’absurdité de ce sms, il l’envoya quand même, soulagé de ne pas partir seul.

Juliette et Maxime ne savaient pas quoi penser du message qu’ils venaient de recevoir. Ils avaient le choix. Être soulagés de savoir leur colocataire en vie, ou s’inquiéter. Ils choisirent la première solution et attendirent le lendemain.

Ils étaient arrivés. Le soleil brillait mais l’absence de nuages laissait le chemin libre au vent. Will hésita avant de sortir. Il n’était pas revenu ici depuis la disparition de celui avait qui il avait passé toute sa vie heureuse. Ce petit bonhomme avec qui il riait en maternelle, cet adolescent avec lequel il partageait les crises au collège, ce jeune adulte avec qui il parlait de filles, d’amour et d’avenir au lycée. Cet homme qui s’était envolé un bel été, emporté par la mer qu’il aimait tant. Les larmes aux yeux mais le cœur volontaire, il affronta la plage, accompagné d’Alain, qui se comportait comme l’animal fidèle qu’il avait toujours voulu être. En voyant le terrain de jeu qui s’offrit à lui, l’animal quitta finalement son compagnon de route pour honorer sa liberté. Il savait qu’elle ne durerait pas. Will s’assit sur le sable, les yeux rivés sur l’horizon. Il sorti la photo de son sac, la regarda rapidement puis la rangea. Il était aussi triste qu’heureux d’être là, dans cet endroit qui l’avait bercé, dans ce lieu où il avait vécu les plus beaux moments de sa vie, mais aussi le pire. Il vivait là le premier jour du reste de sa vie.

Il sourit.

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