Chat (partie 3)
La photo de Will et de son ami trônait au milieu du salon, aussi seule que l’était le peu de meubles qui servaient de décoration à sa maisonnette. Obnubilé par les sacs qui l’avaient amené dans cet antre blanc et froid, Alain n’avait pas remarqué la nostalgie et la tristesse qui s’étaient installées sur le visage de son nouveau maître. Peut-être était-ce parce qu’il était un chat. Peut-être aussi était-ce parce que Will avait un visage inexpressif de façon générale, comme si plus rien ne pouvait l’émouvoir, le faire rire, le surprendre. Pire, il avait le visage de ces gens qui n’attendent plus rien mais qui espèrent, au fond, qu’on les console. Pour l’instant, Alain s’en fichait. Il voulait juste savoir d’où venait cette odeur qui lui était si familière.
Il y avait encore un endroit de la maison qu’Alain n’avait pas exploré, l’étage. A l’entrée, l’escalier intriguait toujours le chat. Les premières marches étaient désormais parasitées par les premiers sacs que Will n’avait pour l’instant pas eu le courage de monter plus haut. L’agilité et les griffes que la nature lui avait données permirent néanmoins à notre héros à poil de gravir la montagne d’effluves nostalgiques et de prendre les devants. Il escalada le mystérieux tas et monta les dernières marches une à une, sans méfiance. Il tomba sur un petit couloir sombre, qui annonçait un univers bien différent de l’ambiance aseptisée qui se jouait plus bas. Ses pupilles allongées verticalement s’agrandirent pour mieux honorer la nyctalopie qui lui avait été donnée à la naissance. Il pu ainsi avancer à son aise et observer comme en plein jour le monde qui s’ouvrait à lui. Au sol, de la moquette apparemment bleue, visiblement tachée et en mauvais état ouvrait un chemin peu avenant. Sur les murs, le blanc immaculé du rez-de-chaussée laissait place à une vieille tapisserie, déchirée ici, décollée là, à la couleur qui n’en était pas vraiment une, entre le beige, le marron, et le sale. Alain s’arrêta une minute pour profiter des délices que représentait une telle moquette pour ses griffes avant de laisser son odorat reprendre le dessus. A sa gauche, une première porte entrouverte laissait s’échapper un léger filet de lumière. Il s’engagea dans la pièce.
En bas, Will avait fini de décharger les sacs de sa voiture. Il s’était assis sur la pile qui encombrait les premières marches pour se reposer. Preuve que ce que contenaient les sacs n’était pas fragile. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, il avait le souffle court mais s’appliquait à inspirer et expirer lentement pour laisser son corps reprendre ses droits. Il regardait devant lui, les pupilles vides. Il ne se demandait même pas où était passé Alain, l’avait presque oublié. Un léger bruit le réveilla quelques minutes plus tard, sans qu’il ne sache vraiment de quoi il s’agissait. Ce bruit ne ressemblait à rien de ce qu’il avait l’habitude d’entendre. Il ne provenait ni du frigo, ni de l’extérieur, ni d’une quelconque arrivée d’air. Avait-il mal fermé le robinet de la cuisine ? Ce n’est qu’en se levant pour tenter de percer le mystère qu’il se rendit compte que c’était l’un de ses sacs, qui était percé. Il se souvint alors de la présence du chat dans les parages et soupçonna immédiatement les griffes du félin. Ainsi le contenu de l’un des baluchons se déversait-il sur le sol pourtant si propre de la maison. Concentré sur la mission qui le tenait à l’étage, Alain perdit ainsi une belle occasion de découvrir ce qui l’avait mené dans cette étrange demeure.
Derrière la porte qui avait attiré son attention, le chat découvrit un immense terrain de jeu. Une fenêtre à travers laquelle il était impossible de voir quoi que ce soit laissait s’échapper ce qu’il fallait de lumière pour mettre en valeur les particules de poussière qui embaumaient la pièce. Au sol, la même moquette sale et déchirée était recouverte de meubles et d’objets en tout genre. Un lit recouvert de draps usés trônait au milieu de la pièce, qui s’apparentait bien plus à un grenier qu’à une chambre. On pouvait y trouvait des altères, un vélo d’appartement, des lampes, des vêtements et un ensemble de cartons à moitié ouverts. Tout cela ressemblait aux vestiges d’un déménagement qu’on n’avait pas eu la force de mener à son terme. Etaient-ce des cartons d’arrivée ou des cartons de départ, impossible de le deviner. A côté de l’une des boîtes empoussiérées trainaient des photos. Dessus, Will, sourire aux lèvres, y menait une vie normale. Ici avec ses parents, là avec une jeune fille, là-bas avec une bande d’amis visiblement enivrés. Comment avait-il pu se retrouver aussi seul ? Loin de ces questions et de l’état psychologique de son hôte, Alain était déjà sorti du débarras pour rejoindre l’obscur couloir. Il lui restait trois pièces mystère à explorer. Malheureusement pour lui et son amour de la découverte et de l’aventure, seule l’une d’entre elle lui accordait l’entrée. Entrouverte comme la première, elle laissait passer un filet de lumière bien plus éclatant, laissant imaginer que les fenêtres qui s’y trouvaient avaient fait l’objet d’un entretien plus passionné. Le chat entra.
Pendant ce temps, Will râlait contre son nouveau compagnon. L’illusion qu’il voulait donner en rangeant et en lavant de façon compulsive sa maison vide s’était écroulée en un coup de griffe. Il était en panique, courrait partout, souillait son carrelage blanc pour trouver le rouleau de scotch qui l’aiderait à empêcher sa vie bien rangée de disparaître sous un tas de sable. Du sable. Voilà ce qui se cachait dans les sacs. Rien que ça. Mais quelle était donc cette odeur si particulière ?
Pendant que Will courait, Alain explorait sans bouger. Contrairement au débarras dans lequel il avait pu faire valoir son énergie féline, la pièce dans laquelle il venait d’entrer l’intriguait. Il s’était pour l’instant contenté de passer le pas de la porte et de s’assoir pour analyser le spectacle. Comme prévu, la fenêtre laissait passer le soleil, comme neuve, sans nuances. Aucune trace ne venait parasiter le verre. Les murs n’étaient ni blancs, ni sales, mais recouverts d’un bleu équivalent à celui du ciel lorsque le soleil tapait et les nuages hibernaient. De la même façon, le sol n’était ni blanc, ni sale. On ne le voyait même plus. Premier constat d’Alain : les sacs ne se cachaient pas ici. L’odeur qui l’obsédait y était pourtant plus forte que jamais, et pour cause. La moquette avait disparu sous ce qu’il fallait de sable pour qu’on n’en voie plus la couleur.
Le bruit de l’agrafeuse agressait les oreilles, les petits morceaux de métal agressaient le bois des arbres. Sur la feuille A4 qu’ils devaient faire tenir sur les troncs, la photo d’un chat roux, soigneusement sélectionnée parmi les plus mignonnes qu’il existait du félin, introduisait une alerte disparition. Inquiets, Juliette et Maxime avaient décidé d’arrêter de crier bêtement le prénom de leur colocataire dans la rue et pris l’initiative de placarder des photos partout, accompagnées d’un message annonçant désespoir et récompense. Cela faisait maintenant plus de 24h que leur compagnon de vie avait disparu. Aujourd’hui samedi, ils n’avaient d’autre chose à faire que de fouiller dans les archives pour trouver les plus belles photos de leur chat. Cette recherche qui ne devait servir qu’à créer des affiches sauvages s’était transformée en séquence nostalgie. Une photo amenait une anecdote, un souvenir, cent photos amenaient cent anecdotes, cent souvenirs. Le labeur qui aurait dû durer dix minutes se transforma en chasse aux bons moments : les images jonchaient le parquet, la mémoire faisait son travail. Ils vinrent finalement à bout de leurs recherches et choisirent l’image qui leur semblait la plus représentative du fauve qui leur manquait. Alain posait face à l’objectif, assis sagement sur le fauteuil qui était devenu le sien au fil des années. Les invités le savaient, ils ne devaient pas s’assoir ici. Le couple espérait que cette interdiction tacite dure le plus longtemps possible. Pendant qu’ils s’inquiétaient, Alain se roulait dans le sable.