Bastien (Partie 3)
Après une demi-heure d'attente interminable, une infirmière était venue placer Bastien dans une nouvelle salle d'attente, où un médecin allait le rejoindre pour commenter les différents examens passés plus tôt. Il ne connaissait pas encore le diagnostic mais cette blessure était quoi qu'il arrive un gros coup dur, au vu de ses six derniers mois quasi parfaits. Remis de son entorse en janvier, il ne s'était pas laissé aller pendant ses semaines de convalescence et la reprise ne fut clairement pas aussi compliquée que prévue. Ses entraîneurs avaient décidé de lui faire reprendre progressivement le chemin des terrains. Naturellement, lors des premiers entraînements classiques avec le groupe, le joueur était sur ses gardes et ne se livrait pas comme à son habitude. Même si ses partenaires essayaient de le mettre dans les meilleures conditions, il évitait autant que possible les contacts. Heureusement, il n'avait rien perdu de sa technique et de sa vista. Des qualités et un plaisir de retrouver le gazon qui avaient rapidement fait oublier la première vraie mésaventure physique de sa jeune carrière. En quelques jours, les facéties de son articulation n'étaient plus qu'un mauvais souvenir, pour le plus grand bonheur de ses formateurs. Mais plus que ses premiers pas sur le terrain, ces derniers guettèrent d'abord la réaction psychologique du jeune homme à ce coup dur. S'ils n'avaient plus aucun doute quant à son jeu et étaient même très fiers de sa progression depuis son arrivée dans le centre de formation, ils se posaient encore des questions sur le mental de Bastien. Refoulé par plusieurs écuries avant de débarquer à Paris, il avait un certain esprit de revanche mais il lui fallait surtout un très gros mental pour supporter les exigences du monde professionnel. Et au-delà des considérations individuelles, ils guettaient également son retour dans le groupe, à côté de joueurs dont le destin n'était clairement pas encore tout tracé.
Chaque été, un écrémage important avait lieu et ceux qui étaient encore au club pour cette dernière véritable année de formation prétendaient tous à passer de l'autre côté de la barrière. Difficiles à canaliser, ils savaient qu'ils devaient redoubler d'efforts et être meilleurs que leurs camarades, pour préserver leurs chances de s'imposer dans la capitale. De ce point de vue, l'écurie parisienne avait la réputation de ne pas laisser de réelles chances à ses jeunes et de constamment préférer le recrutement de stars internationales. Une réalité qui poussait inéluctablement les joueurs à se mettre en avant, au détriment du collectif et de la cohésion de groupe. Certains avaient passé une dizaine d'années à tout donner pour ce qui était devenu leur club de cœur. S'il était courant pour de nombreux joueurs de poursuivre leur formation dans une autre écurie après un échec, ceux qui étaient à quelques semaines de l'aboutissement ne voulaient même pas y songer. Mais si les clichés sur la formation des sportifs ont toujours la peau dure, la section de Bastien avait adopté une attitude irréprochable. Plusieurs coéquipiers lui avaient rendu visite pendant qu'il se soignait et tout le monde était soulagé de le voir rejouer. Une solidarité indispensable dans une équipe que tous les éléments se devaient de tirer vers le haut. Se considérant plutôt chanceux que sa blessure ne l'ait pas définitivement écarté des pelouses, le natif de Mâcon passait son temps à encourager ses partenaires. Il n'hésitait plus à leur donner des conseils et à les diriger sur le terrain. Bien qu'espérée, l'apparition très précoce de ce nouveau trait de caractère fut une surprise pour l'entraîneur de Bastien. Ce dernier avait suivi la progression de son joueur pendant de nombreux mois mais ne s'attendait pas à le voir transfiguré de la sorte après plusieurs semaines d'absence. Une force mentale qui poussa Philippe à nommer son milieu offensif capitaine jusqu'à la fin de la saison. Une décision qu'il ne regretta pas au vu des performances de son protégé en championnat mais aussi en Europe durant les matchs de Youth League. Avec deux ou trois coéquipiers triés sur le volet, Bastien participait même régulièrement aux entraînements avec l'équipe professionnel. Tout le monde au club était convaincu de son potentiel et de l'importance de lui faire signer rapidement un contrat. Car le Français ne le savait pas mais plusieurs clubs étrangers avaient contacté Paris pour connaître ses disponibilités et ainsi l'attirer dans leurs filets. Reconnu dans le monde entier, le vivier de l'Ile-de-France fournissait régulièrement des footballeurs aux clubs européens, qui peaufinaient leur formation avant de les aligner ou de les revendre à très bon prix. Pour éviter que cette situation se produise avec Bastien, les dirigeants avaient donc établi un contrat dès le mois de mai pour que le joueur soit définitivement parisien à la rentrée de septembre. Evidemment, personne n'était au courant dans l'entourage du joueur, qui ne devait pas relâcher ses efforts avant la fin de la saison régulière. Avant sa terrible rechute.
Prévenu que son articulation nécessiterait une attention toute particulière durant le reste de sa carrière, Bastien faisait tout dans les règles pour ne pas connaître un nouveau souci. Après certaines séances d'entraînement, il s'entretenait longuement avec le kiné du club pour faire un point et apporter un soin tout particulier aux zones musculaires et ligamentaires situées au niveau de son genou. Mais la fatigue accumulée est bien souvent incontrôlable. Lors du dernier tournoi de la saison - qu'il considérait comme décisif alors que la décision était déjà prise quant à la suite de sa carrière -, il ne prêta pas attention à cette fameuse reprise d'appuis après un banal changement de direction. Son pied resta planté au sol faisant irrémédiablement tourner son genou et lui infligeant ainsi une douleur indescriptible. Durant le trajet jusqu'à l'hôpital, il avait refait toute l'action dans sa tête, estimant qu'il aurait dû se contenter d'un geste plus simple pour glisser le ballon à un coéquipier. Il s'en voulait de manière inconsidérée malgré les mots rassurants de son coach avant son départ pour la clinique. Ce dernier avait bel et bien une information que son joueur ne possédait pas : le club allait lui faire parvenir un contrat et ne reviendrait pas sur cette proposition. Sauf bien sûr si les médecins prononçaient une incapacité totale de rejouer au football.
Arrivé dans la salle avec un visage plutôt neutre, le chirurgien allait enfin mettre un terme à cette insupportable attente. Bastien avait eu le temps de repenser à tout ce qu'il avait fait pour en arriver là. Le discours encourageant de ses proches sur sa capacité à réussir dans ce milieu résonnait sans cesse dans sa tête. En quelques années, il avait progressé dans tous les domaines, techniquement, physiquement mais surtout mentalement. L'expression "rupture des ligaments croisés internes" provoqua une intense douleur au niveau de la poitrine mais l'explication du spécialiste fut rationnelle et rassurante. Certes, Bastien n'allait pas pouvoir jouer pendant de nombreux mois mais son genou allait être définitivement réparé à l'aide d'une opération.
Quelques heures plus tard, alors qu'il imaginait devoir repartir de zéro, dans une nouvelle écurie et dans une division inférieure l'année suivante, il reçut la visite du président du club. Ce dernier loua tout d'abord son comportement, son abnégation et expliqua qu'il n'avait aucun doute quant à la capacité du joueur à se remettre de cette épreuve. Comme un symbole, il lui proposa de signer un contrat dans sa chambre d'hôpital, entouré par ses proches qui avaient fait le voyage en apprenant la nouvelle. L'aventure était loin d'être terminée. Elle ne faisait même que commencer.